0218 Tout Peut Prendre Fin Lorsqu’On S’Y Attend Le Moins.

Lorsque je me réveille, le bobrun n’est plus dans le lit. Je le cherche du regard, dans le petit séjour, autour de la cheminée, en train de fumer une clope ou de faire le café, il n’est pas là. Je tends l’oreille, à l’affût du moindre bruit venant de la salle de bain. En vain. Tout est silence dans la petite maison.
Le feu crépite dans la cheminée, mais pas de trace de mon Jérém. Je me lève, enroulé dans une couverture, je jette un regard à travers la fenêtre. Il n’est pas non plus devant l’entrée, ni dans la cour. D’ailleurs, la 205 rouge n’est pas là non plus.
Je cherche dans ma tête, il ne m’a rien dit la veille. Je reviens au lit, en me disant qu’il a dû partir faire une course. Oui, il existait jadis un temps où l’on ne dégainait pas le portable au moindre imprévu. Déjà, parce que le portable n’était pas encore dans toutes les poches. Et quand il l’était, il ne captait pas ment. Ensuite, parce que la technologie ne nous avait pas encore rendus esclaves du « tout, tout de suite ». Certes, on s’énervait déjà quand le portable ne captait pas, mais ce n’était pas le drame que cela peut représenter aujourd’hui. Au fond, on était moins stressés. Moins informés, mais moins inquiets.
En attendant son retour, j’ai le temps de laisser remonter les souvenirs de ce dîner magique avec les potes de l’asso de cavaliers, cette soirée spéciale où il s’est passé quelque chose d’inespéré, le premier coming out de mon Jérém. Et quel coming out, quelle façon touchante de le faire, en me donnant un bisou devant tout le monde, pour exprimer en un instant, dans l’essentiel et sans fioritures, tout ce qu’il avait à dire. Lorsque je repense à ce baiser, j’en ai encore des frissons.
Entouré de bienveillance et d'amour, porté par les discussions et les encouragements de ses amis, Jérém s’est autorisé à être heureux. Certes, cela s’est passé dans un environnement très favorable, au milieu de gens très ouverts d’esprit. N’empêche que j’ai l’impression qu’après ça, tout devrait être plus simple.


Et aussi, bien évidemment, je repense à l’amour qu’on s’est donné cette nuit. Et, surtout, à ce que mon bobrun a voulu essayer pour la toute première fois.
Lorsque je repense à moi en lui, en train de lui faire l’amour, je n’arrive pas encore à réaliser que cela s’est vraiment produit. Que le bogoss, le rugbyman très populaire qui s’est tapé la moitié des nanas du lycée et qui a dû faire mouiller l’autre moitié rien qu’en existant, s’est donné à moi. A moi, qui n’étais au départ que son vide-couilles. Du moins c’était l’impression que j’en avais.
Que de chemin parcouru depuis le lycée, depuis l’image du petit hétéro bisexuel, macho, sexuellement actif, incorrigiblement actif, l’image que je m’étais forgée à son sujet et qui m’attirait et m’impressionnait au plus haut point. Oui, que de chemin parcouru depuis ses attitudes de mâle dominant pendant nos premières révisions !
Et le fait qu’il ait eu envie de m’offrir sa première fois me touche et me flatte d’une façon inattendue. Je mesure à sa juste valeur le cadeau qu’il m’a fait, ce cadeau que je n’avais même pas imaginé qu’il puisse envisager de m’offrir un jour.
Après cette nuit, mon Jérém n’en est pas moins viril à mes yeux. Il lui a fallu des sacrées couilles pour assumer cette envie qui va tellement à l’encontre de ce qu’il avait prétendu être jusque-là. Jérém demeure et il demeurera à jamais « mon mâle ». Mais, depuis hier soir, depuis cette nuit, le gars est devenu encore un peu plus humain. Parce que non seulement il s’est donné à moi, mais il s’est d’une certaine façon dévoilé, confié à moi.
J’aimerais bien connaître en détail le déclic qui s’est produit dans la tête de mon beau Jérémie. Certes, hier soir, il avait un peu bu, un bon peu même. Je pense que cela aussi a dû jouer son petit rôle dans ce qui s’est passé.
Mais j’imagine que, comme pour le coming out, il a surtout dû sentir que le moment était venu, que ça devait se faire. Il en avait envie, voilà tout. Et peut-être que, dans un cas comme dans l’autre, l’imminence du coup de fil de Paris a pu jouer le rôle d’étincelle, lui faisant prendre soudainement conscience que c’était « maintenant ou jamais ».

En tout cas, c’était bon, terriblement bon. Lorsque j’ai joui en lui, ma jouissance était tellement puissante que j’ai cru en devenir fou. Pendant un court instant, alors que mon esprit s’évaporait sous la déferlante de l’orgasme, j’ai même cru que je n’y survivrai pas, comme certains insectes qui ne survivent pas à l’amour.
Plus je pense à ce nouveau et incroyable plaisir, plus j’ai envie de recommencer. Je sens que la prochaine fois que nous coucherons ensemble je vais penser à ça, sans cesse, comme une idée obsédante. Est-ce qu’il aura envie de recommencer ? Je risque d’être frustré. Déjà que jusque-là, à chaque fois que nous nous donnions du plaisir, j’étais frustré de ne pas avoir mon bobrun partout en moi à la fois, maintenant je vais être frustré de ne pas pouvoir à chaque fois venir en lui.
Oui, j’ai terriblement envie de recommencer. Mon corps le réclame, mon égo le réclame aussi. Car il n’y a pas que le premier qui a joui de cette nouvelle expérience. Mon égo aussi a joui, tout aussi intensément. Et il a envie de ressentir à nouveau le frisson du petit mâle qui jouit dans l’« autre ». Je crois qu’il y a pris goût. Je pense que la prochaine fois je serais bien plus à l’aise. Ça donne de l’assurance de jouer au petit mec.
Et aussi des nouveaux fantasmes inspirant les plaisirs solitaires.
Soudain, je réalise que je bande à vitesse grand V. Je commence à me caresser en pensant à ma queue coulissant entre ses fesses bombées de rugbyman. Et, très vite, je perds le contrôle, de bonnes traînées chaudes atterrissent sur mon torse.
Mais lorsque je reviens de cet étourdissement passager que provoque l’orgasme, lorsque je rentre dans la phase de « reflux » après le plaisir solitaire, je ressens monter en moi une forme d’anxiété que l’excitation et le plaisir avaient masquées jusque-là. Une anxiété qui prend rapidement de l’ampleur.
Je repense à Paris, aux tentations auxquelles Jérém sera sans cesse confronté. Est-ce qu’il saura résister à l’envie de coucher ailleurs ? Est-ce que cette nouvelle envie, ce nouveau désir, ce nouveau plaisir, qui par définition ne peut être satisfait que par un mec, ne le poussera pas encore plus fortement vers la tentation ? Est-ce qu’il pourra m’être fidèle ? Est-ce qu’il pourra ne serait-ce l’envisager ? Est-ce que j’arriverai seulement à lui faire promettre de l’être ?
A cet instant précis, je me sens accablé, j’ai la sensation que je perdrai mon Jérém dès l’instant où il aura posé un pied sur le sol parisien.
Soudain, le fait de me retrouver seul dans la petite maison en rajoute à mon angoisse. Ou est-tu parti, Jérém ? Pourquoi n’es-tu pas là ?
Les minutes passent et je commence à m’inquiéter de son absence. Je me lève, je reviens à la fenêtre. Toujours pas de 205 rouge dans la cour. Je regarde mon portable. Toujours pas de réseau.
Je commence à me poser des questions, à vouloir interpréter son absence qui se prolonge. Il peut être chez Charlène, en train de prendre le café et de discuter chevaux. Il est peut être chez Martine, ou chez son pote fromager, ou chez n’importe lequel de ses potes cavaliers. Peut-être qu’il a crevé un pneu. Ou qu’il lui est arrivé un accident. Non, Nico, arrête ça tout de suite, ne commence pas à penser au pire.
Soudain, ce départ inattendu de Jérém avant mon réveil me fait repenser à un autre matin, après une nuit magique à l’appart de la rue de la Colombette, un matin où je m’étais réveillé seul dans son lit, un matin où il était parti avant mon réveil, car il n’assumait pas ce qui s’était passé entre nous pendant la nuit. Et il ne s’agissait là que de tendresse et de câlins…
J’espère que ce coup-ci il n’est pas parti aussi parce qu’il étouffait ici, parce qu’il n’avait pas envie de voir ma tronche dès le réveil, parce qu’il ne peut assumer ce qui s’est passé hier soir, cette nuit. J’espère qu’il ne s’est pas tiré parce qu’il a honte, parce qu’il m’en veut, parce qu’il n’est pas bien dans sa peau. Pourvu qu’il ne regrette pas, pourvu que ça ne le pousse pas à revêtir à nouveau son armure de petit macho, à revenir sur toutes les avancées spectaculaires de ces quelques jours dans les Pyrénées.
J’en arrive même à regretter d’avoir accepté de lui faire l’amour. Pourtant il le voulait. Mais cette envie n’était peut-être là qu’à cause de l’alcool. Comme d’autres envies avaient été jadis dictées par le joint. J’aurais dû le comprendre. J’aurais dû me maîtriser. Mais comment lui refuser cela, alors qu’il le demandait avec insistance ? Si je ne lui avais pas donné, il aurait fini par le chercher ailleurs.

Et maintenant le mal est fait. Pourvu que ce ne soit pas irréparable.
Dans ma tête, je me jure que cela ne se reproduira pas, même s’il le redemande, même si j’ai kiffé à fond et que j’ai terriblement envie de recommencer. Mais pitié, reviens Jérém, reviens vite, s’il te plaît !
Je regarde le portable une nouvelle fois, toujours « Pas de réseau ». Fait chier ! Je sens comme une boule s’installer dans mon ventre, grandir de minute en minute, m’oppresser, me couper le souffle.
Je panique, je commence à bâtir les scenarios les plus catastrophiques, mon bobrun qui change son attitude du tout au tout, qui n’assume à nouveau plus rien, ni notre plaisir, ni nos câlins, ni notre amour. Je le vois faire marche arrière toute, me dire de partir vite et de ne plus jamais essayer de le contacter. J’ai peur de son regard noir, de sa colère. Une fois encore, je ressens la sensation que j’ai tant de fois ressentie en partant de l’appart de la rue de la Colombette, et notamment ce fameux matin où je m’étais réveillé seul dans son lit, la sensation que je ne le reverrai plus jamais, qu’il va me laisser tomber comme ça, sans explications et sans recours possible.
Non ce n’est pas possible, pas après ce qu’on a vécu ce week-end, pas après ce qu’on a entendu à l’asso. Non, il ne va pas m’abandonner dans cette petite maison, il ne va pas me quitter de cette façon. Ce n’est pas possible. Et pourtant, je commence à imaginer que ça puisse être possible.
Pendant un instant, je me dis qu’il ne reviendra pas. Je regarde ma voiture et je me dis qu’il ne me reste qu’à ramasser mes affaires et partir. Puis, le crépitement dans la cheminée me fait prendre conscience que ce feu est un signe qui devrait me réconforter. S’il comptait ne pas revenir, il n’aurait pas pris la peine d’ajouter du bois et de faire flamber.
Et pourtant, je n’arrive pas à me rassurer. Je ne tiens plus en place. Je me lève, je regarde une nouvelle fois par la fenêtre. Toujours pas de voiture. Je fais le tour de la petite maison, je regarde sur chaque meuble à la recherche d’un mot qu’il m’aurait laissé. Rien du tout. Je panique.
Je commence à m’habiller à toute vitesse, bien décidé à prendre ma voiture et à me rendre à la superette chez Martine et chez Charlène pour savoir si elles ont vu mon Jérém.
Je viens tout juste de passer mon boxer, mes chaussettes et mon pantalon, lorsque j’entends un bruit de moteur. Je regarde une nouvelle fois par la fenêtre, et je vois la 205 rouge se garer devant la porte.
Mon cœur s’emballe, je suis soulagé, j’ai l’impression de respirer à nouveau après un trop long moment d’apnée, ma boule au ventre se dissipe d’un coup. Soudain, je me trouve idiot d’avoir imaginé « le pire ».
La porte d’ouvre, le bogoss rentre dans le petit séjour. Immanquable pull capuche gris sur t-shirt blanc, short en dessous du genou, baskets, cheveux bruns en bataille, peau mate, il est sexy à mourir. Qu’est-ce que ça fait du bien de le voir enfin !
« Salut petit loup » je lui lance en m’approchant de lui pour l’embrasser.
« Salut » il me lance, laconiquement.
Mais elle est passée où la mention « ourson » ? Très vite, j’ai l’impression que quelque chose cloche ce matin.
Mon intuition se confirme lorsque je m’approche de lui pour l’embrasser et renouer avec la complicité de nos câlins de la veille. Me voyant approcher et franchir son espace vital, Jérém a une réaction surprenante, presque « défensive ». Puis il se ressaisit, et il m’embrasse brièvement. Nos lèvres se rencontrent fugacement, et ça n’a rien à voir avec les élans de la veille.
Je suis surpris. Abasourdi. En une fraction de seconde, je passe de la joie immense de le retrouver, à la désolation de voir l’un de mes pires scénarios se réaliser. Oui, ce que je craignais s’est bel et bien produit. Son attitude a changé. Ce matin, mon bobrun a l’air bien soucieux. Il a mauvaise mine.
« Ça va, toi ? » je tente de faire bonne figure.
« Oui… ».
« T’étais parti où ? » je le questionne.
« Chez Martine pour acheter des cigarettes et des croissants… merde… ils sont restés dans la voiture ».
Le bobrun se précipite dehors et il revient avec un sachet en papier rebondi.
« Ah, merci, c’est super gentil » je tente de le décrisper. Son attention me touche.
« Je vais faire le café ».
Soudain, je m’en veux de ne pas avoir pensé un seul instant à préparer moi-même le café, au lieu de passer le longues minutes à paniquer. En rentrant dans le petit séjour, mon Jérém aurait été submergé par l’arôme rassurant, il aurait été touché par mon petit geste et ça l’aurait peut-être mis de meilleur poil. L’odeur du café est un pourvoyeur de bonheur puissant. Il n’y a pas que la musique ou l’alcool ou le joint qui adoucissent les mœurs.
Je regarde mon Jérém pendant qu’il s’affaire avec la cafetière. Ce matin, il a l’air complètement à l’ouest. Ses gestes, d’habitude si aisés et rapides, ont quelque chose de maladroit. Le réservoir d’eau lui échappe des mains, il tombe dans l’évier avec un bruit assourdissant.
« Fait chier » je l’entends marmonner entre les dents.
En versant le café dans le filtre directement depuis le sachet, il fait déborder, et il s’énerve à nouveau. Il tente de visser les deux réservoirs, le pas de vis semble réfractaire, il insiste. A la suite d’un mouvement brusque, du café tombe sur son pull et sur le carrelage.
« Merde, merde, merde » je l’entends pester.
Il arrive enfin à serrer les deux parties de la cafetière, et cette dernière atterrit sur le feu. Pendant ce temps, je passe un t-shirt et j’att le balai pour nettoyer, mais le bobrun m’en empêche.
« Laisse » il me lance sèchement, en m’arrachant l’outil des mains.
Définitivement, ce matin mon bobrun est de mauvais poil. Et je commence à m’inquiéter sérieusement.
« Qu’est-ce qui se passe ? » je le questionne.
« Il ne se passe rien, j’ai juste fait tomber du café ».
« Je vois bien que ça ne va pas ».
« Je te dis que ça va ».
Oh, putain, on dirait nos conversations rue de la Colombette. Moi qui essaie d’escalader un mur de verre et Jérém qui met de l’huile dessus pour qu’il soit encore plus glissant.
« T’as pas bien dormi ? » je tente de lui faire la conversation. Ou, plutôt, de ne pas regarder les choses en face.
« Pfffffff ! ».
Là il n’y a plus de doute, notre complicité de la veille s’est envolée. J’ai envie de pleurer. J’ai envie de partir. Je passe mon pull, j’approche de la fenêtre et je regarde dehors pour cacher les larmes que je n’arrive pas à retenir.
Dehors, il fait très gris. Tout comme dans le petit séjour. Le brouillard sur les pentes est de plus en plus épais et menaçant. Tout compte fait, je me demande si c’est une bonne chose d’aller se balader aujourd’hui.
Soudain, je sens sa présence juste derrière moi. Le bobrun passe ses bras autour de ma taille, il me serre contre lui, il me fait un bisou, un seul, dans le cou et il me chuchote :
« Désolé, c’est vrai, je n’ai pas très bien dormi cette nuit ».
« Qu’est-ce qui s’est passé ? J’ai pris trop de place ? J’ai ronflé ? ».
« Non, non, ça m’arrive parfois. Mais ça va aller, laisse-moi le temps d’émerger, le café va me faire du bien ».
« D’accord » je fais, un brin rassuré, tout en me retournant et en cherchant à l’embrasser. Mais, en dépit de ses mots qui se veulent rassurants, son attitude demeure distante. Ses lèvres sont peu chaleureuses.
Allez, ne te prends pas la tête Nico, s’il a dit qu’il a besoin de temps pour émerger, laisse-lui le temps. Sois confiant. Et change de sujet.
« Elle allait bien, Martine ? ».
« Oui, elle avait l’air. Je lui ai dit qu’on partait à Gavarnie ce matin ».
« T’es sûr que c’est une bonne idée d’y aller aujourd’hui ? » je profite pour lui faire part de mes doutes.
« Pourquoi ça ? ».
« Regarde ce brouillard ».
« Ca va aller ».
« Pourquoi on n’y irait pas plutôt demain ? ».
« Non, on y va aujourd’hui » fait-il, sèchement.
« On y va aujourd’hui » il se reprend sur un ton plus calme « parce que c’est pas sûr que demain la météo sera meilleure ».
Je me range à son avis et je n’insiste pas. Je passe à la douche. Lorsque je reviens, le café vient de monter, nous déjeunons en silence. Un silence qui me fait mal au cœur. Car, malgré ses explications, je sens qu’il y a un malaise, un malaise que je ne sais pas comment dissiper. Je connais un peu mon bobrun et je sais que le questionner davantage ne ferait que le braquer.
Et pourtant, notre complicité des jours précédents me manque terriblement. Où est-elle passée ? A quel moment l’avons-nous perdue ? Comment on fait pour la retrouver ? Ni la confiture, ni le bon pain, ni les chocolatines, ni même le café n’ont la même saveur sans cette délicieuse complicité.
Jérém a vite avalé son café et une chocolatine, il est parti à la douche, il est revenu avec les cheveux encore humides, sexy à tomber, et il s’est installé à côté du feu pour se griller une clope.
« Tu t’es mis de la confiture sur le pull » il me lance sur un ton monocorde alors que je ne peux détacher les yeux de lui, tout en me forçant à terminer la dernière chocolatine.
Je regarde mon pull taché et je rigole. Jérém ne rigole pas. Son regard est fermé, ses traits immobiles. J’ai à nouveau envie de pleurer.
Jérém termine sa cigarette et s’approche du lit. Il fouille dans son sac de sport et il en sort un pull à capuche rouge avec des inscriptions blanches floquées. Il s’approche de moi et me le tend.
« Il est bien chaud » il me lance.
Son geste me touche.
« Merci ».
Je me déleste de mon pull taché et je passe le sien.
Dès le premier contact, le tissu m’a paru doux, chaud et agréable. Mais lorsque je le passe, lorsque le tissu caresse la peau de mes bras et de mon cou, lorsque mon nez plonge dans l’univers olfactif dont sont imprégnées ses fibres, je manque de peu de disjoncter.
Car ces fibres portent à la fois le parfum de sa lessive, son parfum à lui, la signature olfactive de sa présence. Les tissus qui ont caressé sa peau sont comme marqués à tout jamais par cette mâlitude radioactive qui se dégage de lui et qui imprègne tout ce qu’il approche.
Ce pull est comme une caresse, comme une étreinte de mon bobrun, une étreinte et une caresse parfumées, qui remplacent un peu celles qu’il ne semble plus disposé à m’offrir aujourd’hui. Enveloppé dans ce pull, j’ai presque l’impression d’être dans ses bras.
Soudain, je repense à cette chemise qu’il m’a passée un jour pour couvrir mon t-shirt taché lors de nos fougueuses « révisions », et qu’il ne m’a jamais réclamée. Je l’ai passée parfois, pour retrouver son odeur, pour retrouver sa présence. J’adore porter ses vêtements, j’adore sentir sa présence autour de moi, sur moi.
« Il est un peu grand » je rigole « mais il est très chouette ! Merci, Jérém ! ».
Je tente de lui donner un bisou, qu’il me rend sans entrain.
Quelques minutes et une nouvelle cigarette plus tard, nous sommes en route vers Gavarnie.
Au village, nous prenons la direction de La Mongie. Je suis toujours autant émerveillé par les paysages à la fois domestiqués et indomptés de la montagne, par l’architecture typique de la région, par ces petites maisons en pierre, recouvertes d’ardoise, par les petits ponts, par les murs de soutènement en pierre, autant de témoins de la rudesse de la vie dans la région dans les siècles passés.
Ici, dans les Pyrénées, j’ai l’impression d’être dans un autre monde, dans une autre dimension. Ici tout a l’air plus simple et plus authentique qu’en ville, la vie, les gens, les relations humaines.
La 205 rouge file tout droit sur sa route. Le ciel est gris, il y a du brouillard dans la vallée, les couleurs sont ternes, tristes. Un fin brouillard tombe sur le parebrise. Il fait gris dehors, et j’ai toujours l’impression qu’il fait gris dans la voiture aussi, entre Jérém et moi.
J’ai envie de lui poser mille questions mais je ne veux pas empirer la situation, je ne veux pas gâcher l’espoir qu’il « émerge » enfin, comme il me l’a promis. Ou alors, au contraire, est-ce qu’il ne vaudrait-il mieux crever l’abcès tout de suite ? Il faut juste que je trouve le bon moment et les bons mots.
Plusieurs kilomètres plus loin, je n’ai toujours pas trouvé ni l’un ni les autres. La fine pluie a cessé. Le brouillard est toujours épais, mais il a l’air de vouloir se dissiper au loin. Ce qui ne semble pas être le cas de celui qui plombe l’humeur de mon bobrun.
Le silence dans la petite voiture se prolonge et devient de plus en plus gênant. De temps à autre j’essaie de faire la conversation, mais le bobrun n’est vraiment pas causant ce matin.
Faute de savoir comment lui parler, je le regarde en train de conduire. Sa façon de tenir le volant, en l’empoignant fermement, est très virile. J’ai toujours aimé regarder mon Jérém au volant, car il dégage quelque chose à la fois de très sexy et de profondément rassurant. J’ai l’impression que rien ne peut m’arriver quand je suis en voiture avec lui. Que je pourrais le suivre jusqu’au bout du monde.
Soudain, les souvenirs d’autres voyages dans la 205 rouge remontent en moi, les souvenirs de retours de boîte de nuit vers l’appart de la rue de la Colombette, souvenirs de l’époque de ma totale soumission à ses envies de mâle dominant. Lors de ces voyages, Jérém était silencieux aussi, et distant. Et si, comme je le craignais, ce qui s’est passé cette nuit marquait un retour en arrière drastique ?
Nous traversons le village de La Mongie, nous apercevons le départ du téléphérique sans apercevoir le Pic du Midi, enveloppé par le brouillard.
« T’es déjà monté tout en haut ? » je le questionne.
« Oui, il y a quelques années, mais c’était un jour comme aujourd’hui, couvert ».
« Alors t’as rien vu ».
« Si, j’ai vu la mer de nuages. Le sommet est quasiment tout le temps au-dessus des nuages. On les traverse avec le téléphérique. Là-haut, il fait soleil presque en permanence ».
« Ça doit être beau la mer de nuages ».
« Ça l’est, mais on ne voit rien du paysage ».
« J’aimerais y monter un jour ».
« C’est pas donné, mais ça vaut le coup ».
« J’aimerais qu’on y monte tous les deux » je précise mon propos.
« Il faut y monter l’été » c’est sa réponse laconique, alors qu’il vient d’allumer la radio, comme pour faire diversion.
Les petites enceintes de la voiture grésillent sur une fréquence chargée de bruits parasites.
« Vas-y, cherche une station qui capte » il me lance, en remettant sa deuxième main sur le volant.
Mais moi, au contraire, j’ai envie d’éteindre, et de chercher à savoir enfin ce qui le chagrine.
Et pourtant, je m’exécute. Mais j’ai beau parcourir plusieurs fois de bout en comble le spectre entre 88 et 108 MHz, je ne capte que des bouts de mots et de musiques parasités par d’insupportables grésillements.
Du moins, jusqu’à ce que je tombe sur une chanson bien connue et qui me prend instantanément aux tripes. Par chance, la station semble relativement stable, le grésillement est toujours présent mais acceptable.

https://www.youtube.com/watch?v=oCZWdyBjI_8&list=RDoCZWdyBjI_8&start_radio=1&t=25#t=0m47s

(…) Il y aura certainement/Sur les tables en fer blanc
Quelques vases vides et qui traînent/Et des nuages pris aux antennes
Je t'offrirai des fleurs/Et des nappes en couleurs/Pour ne pas qu'octobre nous prenne

Une chanson qui me donne envie de pleurer car elle me parle de cet automne qui arrive, de ce temps qui avance et qui finira par me séparer de mon Jérém. Et l’idée de nous séparer alors que notre complicité s’est envolée m’est encore plus insupportable. Il faut absolument que je trouve le moyen de la retrouver. Mais où et comment aller la chercher ?
La chanson se termine, j’ai besoin de me rassurer en caressant le cou et la nuque de mon Jérém. Mais, comme cela avait été le cas pour le bisou lors de son arrivée à la petite maison, il a un mouvement d’esquive, comme s’il ne supportait pas ce contact.
« Qu’est-ce qu’il y a ? Tu n’aimes plus ? ».
« Il fait jour, on peut nous voir ».
« Et c’est grave ? Tu m’as bien embrassé sous la halle, le jour de mon arrivé ».
Jérém ne répond pas, il se contente de secouer la tête et d’allumer une nouvelle cigarette. Mon malaise et ma tristesse gonflent de minute en minute.
Je suis à deux doigts de le questionner. Le bobrun doit le sentir car il ne m’en laisse pas l’occasion. Il prend l’initiative de meubler le silence en faisant une nouvelle recherche sur la radio, en calant sur une fréquence diffusant du rock, et en montant le son.
Devant nous, le brouillard se dissipe un peu. La route de fond de vallées serpente dans un paysage de pentes douces couvertes d’une végétation rase mais verdoyante. Un peu plus haut, la flore est dense et luxuriante, comme laine à moutons. En remontant encore les pentes, le paysage devient de plus en plus minéral, le gris devient la couleur dominante.
Nous longeons un quartier avec de nombreuses résidences à flanc de montagne, plus ou moins stylées.
La fréquence radio se volatilise à nouveau, je me remets à chercher. Et je tombe sur une radio où l’animateur raconte une histoire étrange.

[« … en entendant cette émission, j’ai presque fait une crise cardiaque » racontait à l’époque un habitant du Bronx « j’étais scotché à ma radio et je n'ai pas éteint avant que le programme soit presque terminé. [...] Quand le « Secrétaire de l'intérieur » a été présenté, j'étais convaincu qu'il s'agissait de McCoy. J’ai paniqué. Je me suis précipité dans la rue et il y avait des gens qui couraient dans toutes les directions ».
Le 30 octobre 1938, dans la soirée, la radio américaine CBS diffusait un récit radiophonique raconté par Orson Welles. Inspiré du roman « La Guerre des Mondes », cette fiction a été présentée comme une émission d'actualité, avant que la supercherie ne soit dévoilée. Le canular a fait paniquer une partie de l'Amérique, qui a cru qu'une invasion de Martiens hostiles était en cours].

La radio se met à grésiller à nouveau, la station est perdue. Je recommence à zapper, j’erre longuement sur les fréquences sans arriver à trouver quelque chose d’écoutable.
Jusqu’à ce que, au bout d’un moment d’intenses grésillements, je suis accroché, harponné, scotché par la mélodie, la voix et les mots d’une chanson que je découvre pour la toute première fois. Par chance, j’arrive à stabiliser la fréquence.

De New York à Tokyo/Tout est partout pareil
On prend le même métro/Vers les mêmes banlieues

https://www.youtube.com/watch?v=a7VSWp2-n_hg
https://www.youtube.com/watch?v=a-242Zqs8IE

Tout le monde à la queue leu leu/Les néons de la nuit/Remplacent le soleil
Et sur toutes les radios/On danse le même disco/Le jour est gris la nuit est bleue
Dans les villes/De l'an deux mille/La vie sera bien plus facile
On aura tous un numéro/Dans le dos/Et une étoile sur la peau
On suivra gaiement le troupeau/Dans les villes/De l'an deux mille
(…)
Monopolis/Il n'y aura plus d'étrangers/On sera tous des étrangers
Dans les rues de... /Monopolis
Et qui sont tous ces millions de gens/Seuls/Au milieu de.../Monopolis…

Je suis abasourdi. Pour moi, cette chanson, c'est une révélation, une claque. Ça me donne des frissons partout, des jambes jusqu'à la racine des cheveux. Car, en quelques couplets et sans détours, cette chanson parle de la vie dans les villes d’aujourd’hui, de métro-boulot-dodo, de standardisation des modes de vie, de dépersonnalisation, de perte d’identité, d’exploitation, de masses humaines se comportant comme de troupeaux de moutons, d’uniformisation culturelle, de surveillance de masse. Et, par-dessus tout, de solitude.
Portée par cette voix à la fois si belle et si troublante, cette chanson dépeint en trois minutes à peine un monde sombre, dénué de toute couleur et de tout bonheur, dans lequel les gens ont l’air d’avancer comme des fantômes. C’est saisissant, inquiétant. Est-ce nous allons y arriver bientôt, « Dans les villes de l’an 2000 », dans cette société de fous ? Ou bien, est-ce que nous y sommes déjà dedans, sans même nous en rendre compte ?
Je n’en reviens pas de ne pas connaître un truc aussi génial. Ça date de quand, c’est sorti quand ? J’ai terriblement envie de me procurer le cd pour mieux réécouter ce petit chef d’œuvre, j’ai besoin de savoir qui en est l’auteur et le compositeur, et qui est la chanteuse qui m’a donné tant de frissons.
Et alors que je commence à me sentir frustré que le titre se termine sans que je ne sache rien de cela (il y avait aussi une époque où Shazam n’existait pas), voilà que sur les dernières notes de musique, une voix féminine vient m’offrir le bonheur d’en savoir un peu plus sur cette chanson et sur sa genèse.
[« Monopolis est l’une des chansons d’ouverture de Starmania, opéra-rock cultissime de Luc Plamondon et Michel Berger. On ne présente plus Starmania, car il est peu probable de ne pas en connaître au moins une chanson, tant certaines sont passées dans la culture collective : « Le blues du businessman », « Ziggy », « SOS d’un terrien en détresse », ou encore « Le monde est stone »].
Je connais en effet la chanson de Ziggy et « Le monde est stone ». Notamment car la première parle d’un garçon qui aime les garçons et elle a été reprise par Céline Dion, alors que la deuxième a été reprise en anglais par Cindy Lauper. Mais je ne connaissais jusqu’ici Starmania que de nom, et de façon plutôt abstraite.
[« Créé en 1979 » continue l’animatrice radio « Starmania est un bel exemple de dystopie.
Dystopie, quésako ? Une dystopie est un récit de fiction dépeignant une société imaginaire organisée de telle façon qu'elle empêche ses membres d'atteindre le bonheur. Une dystopie peut également représenter une utopie ou une idéologie qui vire au cauchemar. Ce genre est souvent lié à la science-fiction, ou à l'anticipation.
L’action de Starmania se situe peu avant les années 2000, dans un monde futuriste, hyper-urbanisé et hyper-industrialisé. La surface de la Terre semble n’être plus que décombres et la population vit dans des villes-capitales souterraines. Alors que les métro est aérien. Définitivement, c’est un monde qui tourne à l’envers.
Une bande de zonards menée par Johnny Rockfort, lui-même mené par une dénommée Sadia, devient terroriste pour lutter contre Zéro Janvier, un riche constructeur de gratte-ciels qui se présente aux élections pour la présidence de l’Occident. Rien que cela »].

Quand tout l'monde dort tranquille/Dans les banlieues-dortoir
On voit les Etoiles Noires/Descendre sur la ville

https://www.youtube.com/watch?v=hK02LhIIFJA

(…) C'est la panique sur les boulevards/Quand on arrive en ville

Il se passe quelque chose à Monopolis/

https://www.youtube.com/watch?v=DhzMXb1AW7s#t=1m44s

Quand le soleil se couche tout l'Occident a peur

[« La première partie de notre émission consacrée à Starmania s’achève ici. La suite demain à la même heure sur nos ondes. Nous vous laissons avec l’un des airs les plus connus de l’opéra-rock, « La Complainte de la Serveuse automate ». Marie-Jeanne, la serveuse de l’Underground café, est peut-être le personnage le plus lucide dans ce décor de gens complètement déconnectés d’eux-mêmes. Bonne écoute, je vous retrouve demain »].

J'ai pas d'mandé à v'nir au monde/J'voudrais seul'ment qu'on m'fiche la paix
J'ai pas envie d'faire comme tout l'monde/Mais faut bien que j'paye mon loyer
J'travaille à l'Underground Café

https://www.youtube.com/watch?v=kOUxUZ6FprQ#t=1m20s

Encore une chanson magnifique, qui parle une fois de plus de solitude, d’un monde où le bonheur est absent, ou les Hommes se sentent frustrés dans leurs aspirations profondes, d’une société qui offre des biens matériels mais qui est fatale pour l’épanouissement de tout un chacun.
Starmania. J’ai bien retenu le nom de l’opéra. J’aimerais tellement pouvoir écouter l’émission du lendemain, et découvrir la suite des chansons et de l’analyse de l’animateur. Je ne sais pas si cela sera possible. J’en doute fort.
Quoi qu’il en soit, dès mon retour à Toulouse, une virée dans un célèbre grand magasin culturel de la place Wilson s’impose. Il me tarde d’avoir le cd et de découvrir toutes les chansons de ce chef d’œuvre.
Pendant un court instant, mon retour de Toulouse m’apparaît comme une source de bonheur. Un instant qui se dissipe très vite et très violemment, lorsque je réalise que ce retour est synonyme de séparation de mon Jérém. Alors, je n’ai aucune raison de me réjouir d’être à Toulouse. Et encore moins maintenant, alors que j’ai perdu la connexion magique avec mon bobrun et que je n’arrive pas à la retrouver, à l’instar de cette radio dont je balaie les fréquences sans arriver à capter quoi que ce soit d’intelligible.
Jérém enchaîne les cigarettes et demeure silencieux, l’air complètement ailleurs. Je tente de garder espoir que son moral puisse se lever, se dégager, qu’un rayon de notre belle complicité des derniers jours puisse pointer à travers les nuages de sa mauvaise humeur et arriver à réchauffer mon cœur frigorifié. J’espère que ça va lui passer, qu’il va se rendre compte que rien de ce qui s’est passé hier soir ou cette nuit n’est grave, et que notre amour vaut bien plus que tous les remords. Des remords qui n’ont d’ailleurs aucune raison d’être.
Mais plus le temps passe, plus j’ai du mal à garder cet espoir. Ma tristesse ne fait que gonfler encore et encore. J’ai de plus en plus de mal à retenir mes larmes. Kilomètre après kilomètre, cette virée qui devait être magique, devient un cauchemar d’inquiétude.
Après Luz-Saint Sauveur, la vallée devient de plus en plus encaissée, la route serpente à flanc de montagne. Sur la droite, en contrebas, coule une rivière.
« Tu sais ce que c’est cette rivière ? » je le questionne.
« C’est le Gave de Pau. Il prend sa source à Gavarnie, par la grande cascade » il m’explique, avant de continuer, sur un ton plus taquin « et il descend jusqu’à Lourdes, où ses eaux deviennent soudainement miraculeuses ».
Et là, alors que je n’y espérais plus, je sens sa main se poser sur ma cuisse, chaude, lourde, rassurante. Je pose à mon tour ma main sur la sienne et nos doigts s’entrelacent. Mon cœur bondit, l’ascenseur émotionnel est violent. Je passe de la tristesse au bonheur en une fraction de seconde. Mes larmes changent de signe instantanément et je ne peux plus les retenir, mes yeux s’embuent.
Une fois de plus, j’ai l’impression de respirer à nouveau après une longue apnée. Par ce simple contact de nos doigts, j’ai l’impression de retrouver mon Jérém.
« Ca va Nico ? » il me questionne.
« Maintenant ça va ».
J’ai envie de le couvrir de bisous et de câlins, j’ai envie de le serrer très fort contre moi, j’ai envie de sentir nos corps nus l’un contre l’autre, j’ai envie de plonger mon nez dans les poils doux de son torse, j’ai envie de faire l’amour avec lui.
La route est étroite et sinueuse. Nous sommes ralentis pas un camping-car que nous avons chopé à Luz et que nous n’avons pas pu doubler depuis.
Le contraste est saisissant entre la paroi rocheuse à notre gauche et la falaise à notre droite au fond de laquelle circule la rivière alimentant une végétation luxuriante.
A l’approche de Gavarnie, Jérém fait un écart pour éviter de justesse un gros caillou tranchant tombé sur la route et qui aurait pu crever un pneu.
Au détour d’un virage, nous arrivons à destination. Dès l’entrée du village, la vue du cirque rocheux s’offre à nous. Sa forme en amphithéâtre est spectaculaire et majestueuse. Nous nous garons sur un petit parking. Je suis impatient de marcher vers le géant de pierre.
Nous traversons un quartier de restaurants et de magasins, ces derniers exposant toute sorte de bibelots souvenirs. Dans des paniers en hauteur, des armées de marmottes en peluche sifflent sur notre passage.
Au fur et à mesure que nous nous éloignons du village, les commerces se font plus espacés, et nous rentrons dans une région marquée par la musique de la rivière roulant sur les cailloux, une région où la montagne reprend peu à peu ses droits.
Le cirque se dresse devant nous. Je repère la fameuse cascade sur la gauche. Notre destination paraît étonnamment proche. Mais, à en juger par l’impression de vitesse ralentie de la cascade, ce sentiment de proximité n’est qu’illusion. D’ailleurs, un panneau en bois indique : « Cascade 2h15 ».
« Ca va faire une sacrée trotte » je commente.
« Ca c’est un timing pour les vieux, nous on va faire ça en moitié temps ».
« Si tu le dis… ».
Et en effet, mon bobrun avance d’un pas soutenu. J’essaie tant bien que mal de suivre, porté par le bruit sec et cadencé de nos pas sur les cailloux.
Nous quittons peu à peu la civilisation pour nous aventurer dans la nature. Nous continuons de suivre la rivière à contre-courant, alors que le chemin commence à monter doucement. Nous tombons sur un petit pont en pierre de toute beauté.
Nous ne sommes pas les seuls marcheurs, mais il n’y a vraiment pas grand monde aujourd’hui. L’été est bel et bien derrière nous.
Nous arrivons dans une prairie d’estive rasée par les bêtes pendant leur séjour à la belle saison. Le soleil est enfin de sortie, il fait chaud, le bobrun tombe le pull à capuche, il fait péter le t-shirt blanc mettant en valeur son torse musclé et ses biceps puissants. Il est vraiment sexy à mourir. Mais toujours excessivement silencieux. Si seulement je pouvais retrouver le Jérém de la veille, putain !
Le chemin se fait de plus en plus pentu et rentre dans un sous-bois où la lumière du jour n’arrive qu’à faible intensité. Ici, au pied des arbres, on sent remonter les odeurs de terre, d’humidité, de feuilles mortes, l’odeur de l’automne.
Au gré de nos pas, le cirque se cache et se dévoile par surprise. Lorsqu’il réapparaît dans une ouverture dans la végétation, il semble désormais nous surplomber. Mais là encore, ce n’est qu’illusion. Un autre panneau en bois indique : « Cascade 1h45 ».
La pente de plus en plus importante, ainsi que la marche sur les cailloux sans chaussures adaptées, me ralentissent. Mais le bobrun, bien musclé, avance toujours d’un pas rapide. Il me distance. Je n’essaie pas de le retenir, je garde mon souffle pour l’effort. Je ne veux pas non plus l’agacer.
Puis, à un moment, il finit par se retourner. Et là, me voyant ramer, il me sourit, pour la première fois de la journée. Je devrais en être heureux, mais j’ai l’impression que son sourire est terne. D’ailleurs, il disparaît très vite de son visage.
Au bout de nombreux virages et de nombreux efforts, nous arrivons aux pieds d’une grande bâtisse sur laquelle est peint, en grandes lettres capitales, l’intitulé de « Hôtel de la Cascade ».
Nous arrivons par l’arrière, nous contournons l’édifice. Mais les volets sont fermés, la terrasse est déserte. Le cirque se dresse devant nous.
« C’est ici que mon père s’est arrêté » il me raconte, après s’être assis sur un petit mur en pierre et avoir allumé une clope.
« Et tu voulais aller plus loin ».
« Il faisait chaud, et je voulais aller me baigner à la cascade. Je croyais qu’il y avait un grand bassin avec d’autres s en train de jouer ».
« T’avais quel âge ? ».
« Sept, peut-être huit ans ».
La cascade sur la gauche du cirque nous nargue. Un sentier de plus en plus escarpé, étroit, à flanc de montagne, nous sépare de notre destination ultime.
« Allez, en marche ! » fait mon bobrun en écrasant le mégot sur une pierre, avant de le glisser dans sa poche.
Nous reprenons notre avancée sur un chemin peu aisé, un parcours très « sportif », permettant à la puissance physique de mon bobrun de s’exprimer pleinement. C’est beau d’être aussi musclé.
Au bout d’un bon moment de marche, nous contournons une butte positionnée pile en face du cirque. En fait, elle donne l’impression d’être installée précisément au cœur du cirque. On dirait une perle posée dans sa coquille ouverte.
Le cirque est de plus en plus imposant, il nous enveloppe, il nous domine. Je me sens tout petit devant son regard multi-millenaire, « multi » à un point que ma raison ne peut même pas concevoir. Et je me sens tout petit devant cette nature indomptée.
Jérém file tout droit vers la cascade et je m’efforce de rester derrière lui. La vision de son dos en V et de ses épaules charpentées m’aide à avancer, comme un mirage de bogossitude s’éloignant sans cesse et m’entraînant dans son errance.
La végétation disparaît peu à peu, laissant la place à la roche nue. Des sifflements de rapaces tournoyants dans les airs résonnent dans l’amphithéâtre naturel.
Vingt mètres devant moi, Jérém s’arrête soudainement, ce qui me permet de le rattr.
« Tu fatigues ? » je le charrie.
« Ecoute » fait-il, sans prêter attention à mes mots.
« Quoi, les oiseaux ? ».
« Non. Ecoute bien, tu entends ces sifflements rapides, fins, aigus ? ».
Je tends l’oreille et effectivement, j’arrive à distinguer ce sifflement de celui des rapaces.
« Oui, je l’entends ».
« Ce sont des marmottes ».
« Mais ça ne siffle pas comme celles des magasins au village » je rigole.
« Ca siffle comme des vraies » il se moque.
« J’aimerais en voir de près ».
« Ca m’étonnerait qu’on y arrive » fait le bobrun.
« En revanche » il continue « ça ne m’étonnerait pas qu’on croise des Dahus ».
« Des quoi ? ».
« Des Dahus. Tu connais pas ? ».
« Non ».
« Le Dahu ressemble à un Isard ».
« C’est quoi un Isard ? ».
« Un chamois des Pyrénées. Donc, le Dahu ressemble à un Isard, sauf qu’il a les deux pattes de droite qui sont plus courtes que celles de gauche… ».
Et là, devant mon regard incrédule, il précise :
« C’est pour mieux se tenir à flanc de montagne ».
« T’es con » je fais, tout en rigolant de sa blague.
Jérém aussi se marre, il rigole, et son sourire me réchauffe le cœur.
Nous recommençons à marcher et le paysage devient de plus en plus lunaire, 100% minéral.
La cascade est de plus en plus proche, mais une dernière côte raide nous y sépare. Jérém file tout droit, finger in the nose.
Son cul bien rebondi est une machine de guerre et un bonheur pour le regard. Et quand je pense qu’il a été à moi, pas plus tard qu’il y a quelques heures, j’en banderais presque sur le champ, si seulement je n’étais pas à ce point à bout de souffle. Vraiment, c’était trop bon de lui faire l’amour. J’espère vraiment que ce n’est pas à cause de ça qu’il n’est pas bien dans ses baskets aujourd’hui. Et pourtant, à quoi d’autre pourrait être dû son changement radical d’attitude ?
A la moitié de l’ascension, la fatigue me gagne. Je n’en peux plus, j’ai besoin d’une pause, je me pose sur une roche. Je regarde mon bobrun tracer tout droit, comme un TGV. C’est à la fois fascinant et décourageant.
Au bout d’une minute à peine, je me fais violence pour reprendre la marche et ne pas me faire trop distancer par Jérém. Même si, désormais, c’est certain, il arrivera au pied de la cascade avant moi.
Je monte en zigzaguant pour apprivoiser la pente, mais c’est dur quand même. Je glisse, je dé. Plusieurs dizaines de mètres plus haut, mon bobrun s’est posé aussi. Il fume une cigarette. Mais où trouve-t-il tout ce souffle ?
Après un gros effort physique, en arrivant près de lui, je dé une nouvelle fois. Le bogoss se lève, jette sa cigarette et je sens sa main attr la mienne. Le contact avec sa peau, avec sa prise puissante me fait du bien, me rassure, me touche, m’émeut, me charge de l’énergie nécessaire pour accomplir la dernière ligne droite sur la côte raide.
« Merci ».
Jérém reprend de l’avance, je trime pour franchir les derniers mètres, alors que le bruit de la cascade devient un peu plus tonitruant à chaque pas. J’ai à la fois chaud, à cause de l’effort prolongé, et froid, à cause du contact de ma transpiration avec l’air glacé et humide qui passe les vêtements.
Jérém est arrivé à la cascade, il se tient juste devant, les jambes légèrement écartées, les mains sur les hanches, une attitude qui semble traduire une belle satisfaction pour son exploit. Mais le bogoss a froid aussi, et très vite il remet son pull à capuche.
Un dernier effort, le plus dur, et j’y arrive enfin, j’arrive moi aussi au pied de la cascade, je rejoins mon Jérém. Et je reçois de plein fouet l’air humide sur ma peau, ainsi que le bruit assourdissant de l’eau jaillissant de la roche, percutant violemment les rochers après une chute de cent mètres, pour alimenter une rivière et tant de vie sur son parcours.
Je regarde mon Jérém, il me regarde à son tour, je lui souris. Lui aussi me sourit. Et son beau sourire semble enfin libéré. La fierté pour son exploit doit y être pour quelque chose, mais ce sourire me permet de recommencer à espérer.
« J’ai toujours eu envie de venir ici » il m’explique, en criant, pour se faire entendre par-dessus le bruit assourdissant.
« C’est magnifique » je commente.
« Je suis content d’y être venu avec toi » il ajoute, en me regardant droit dans les yeux. Son regard est à nouveau doux et adorable.
Nous nous faisons face. Je sais que nous sommes seuls, car il n’y a personne dans les parages à moins de longues minutes de marche au ralenti dans un environnement difficile. De plus, nous sommes protégés par les roches, par le bruit sonore de la cascade.
Alors je m’enhardis. J’att le deux cordelettes de son pull à capuche, je l’attire contre moi. Jérém oppose une certaine résistance, le temps de balayer à son tour l’horizon du regard.
« Il n’y a personne, t’inquiète. Ce ne sont pas les Dahus qui vont nous regarder de travers » je le taquine.
Réplique qui me donne droit à un nouveau magnifique sourire de bobrun.
Jérém avance vers moi, et m’embrasse. Nos lèvres et nos langues se mélangent, ses mains enserrent les miennes.
Eh bien voilà, voilà où elle se cachait notre complicité non pas perdue mais simplement égarée. Elle nous avait devancés au pied de la grande cascade du cirque de Gavarnie et elle nous attendait. J’ai froid, je frissonne, mais je suis heureux.
Un instant plus tard, le bogoss passe derrière moi, me prend dans ses bras et il me serre très fort contre lui. Tout en posant quelques bisous très doux dans mon cou.
La chaleur de ses bras et de son torse me fait du bien. Au corps, tout comme à mon esprit.
Nous restons un petit moment là-haut, enlacés, à contempler la puissance de l’eau et de la montagne. Avant d’entamer la descente, nous échangeons un dernier bisou.
Dans ce paysage lunaire à forte pente, la descente est tout aussi fatiguant que la montée. Car elle mobilise des muscles déjà bien fatigués, les fait travailler à « contre-sens » et elle oblige à négocier le moindre déplacement pour ne pas glisser et se ramasser plusieurs dizaines de mètres plus bas.
Jérém est plus rapide, mais il finit par m’attendre au pied de la côte. Nous avançons d’un pas soutenu, l’appétit motivant notre marche que je crois calée, pour lui comme pour moi, sur le chemin le plus court pour arriver au village et à la nourriture.
Mais lorsque nous arrivons à hauteur de la butte en plein cœur du Cirque, sans prévenir, Jérém grimpe dessus. Sans hésiter, je marche dans ses pas.
Le bogoss s’assoit par terre, il allume une cigarette. Il a à nouveau l’air soucieux, ailleurs. Je m’assois à côté de lui. Je décide de mettre mes peurs de côté et d’en avoir le cœur net.
« Qu’est-ce qui ne va pas, aujourd’hui, Jérém ? ».
« Tout va bien ».
« Non, je vois bien que quelque chose te tracasse ».
Un silence entrecoupé par des taffes est sa seule réponse.
« Tu regrettes ce qui s’est passé hier à la soirée ? » je tente de le cuisiner.
« Non, pas du tout. Au contraire, ça m’a fait du bien ».
C’est déjà ça. Mais ça ne répond pas à mes questionnements. Alors, je décide d’y aller franco :
« Et ce qui s’est passé cette nuit ? ».
Le bogoss demeure silencieux, le regard perdu au loin.
« Je veux pas t’embêter avec ça, mais tu n’as rien dit après, alors je ne sais pas ».
« J’avais envie de savoir comment c’est ».
« T’as aimé ? »
« J’avais envie de te faire plaisir ».
« C’est pour ça que tu l’as fait ? ».
« Je savais que t’en avais envie ».
« T’as eu mal ? ».
« Un peu, au début ».
« Je m’y suis mal pris ? ».
« C’était une première fois… »
« Et après, t’as aimé ? ».
« Oui… enfin… je ne ferais pas ça tous les jours. Je préfère comme on fait d’habitude ».
Un instant plus tard, il écrase sa cigarette dans l’herbe et range le mégot dans sa poche. Puis, après avoir pris une profonde inspiration, il me lance à brûle-pourpoint :
« J’ai un truc à te dire, Nico ».
Cette simple phrase a le pouvoir d’éveiller en moi une peur bleue. Instantanément, un frisson géant me glace le dos.
« Si ce matin je suis allé chez Martine » il continue « c’était pas juste pour acheter le petit déj ».
Le cœur dans la gorge, incapable d’émettre le moindre mot, je le laisse parler.
« J’y suis allé aussi pour écouter mes messages ».
Soudain, tout devient clair dans ma tête. Mon cœur s’emballe, je sens un flot de larmes se presser au seuil de mes yeux.
« Et il y avait un message de Paris… » je le devance, sans possibilité de me tromper, hélas.
« Oui… ».
Un coup de massue sur la tête. Voilà ce que je ressens à cet instant précis. Bien sûr, à une ou deux reprises, je m’étais posé la question de savoir si son changement d’attitude n’était pas plutôt lié à ce coup de fil, ou du moins à son imminence. Certes, il ne l’a jamais évoqué. Et pourtant, dans mon for intérieur je me dis qu’il doit y penser quand même. Mais pas un seul instant j’aurais imaginé que ce coup de fil était déjà tombé et que tout allait se précipiter si vite.
Je me sens soudainement perdu, abandonné. J’ai l’impression qu’un abysse de solitude et de tristesse s’ouvre devant moi, m’aspire inexorablement.
« Tu dois partir quand ? » j’arrive quand même à le questionner, après un moment de silence nécessaire pour revenir à moi, comme après un choc.
Et là, deuxième coup de massue, à la puissance décuplée :
« Je dois être au club jeudi matin. Alors, je dois partir demain ».
« Si vite ? ».
« Oui… ».
« C’est pour ça que tu faisais la tête ».
« Ca me pesait de devoir te l’apprendre ».
« Pourquoi tu ne me l’as pas dit avant ? ».
« Je ne savais pas comment te le dire ».
« J’avais le droit de savoir » je lance, tout en éclatant en sanglot.
« Tu vois, je ne voulais pas ça » fait-il, visiblement ému lui aussi, en se glissant derrière moi et en me prenant dans ses bras.
J’att ses mains et je les serre contre mon cœur. J’essaie de maîtriser mes sanglots, mais je n’y arrive pas. Car c’est la fin de ce bonheur à la montagne. Je suis content pour lui, mais triste de devoir le quitter.
« Combien de temps il faudra avant qu’on se retrouve ? ».
« On se retrouvera bientôt, dès que je serai installé ».
J’ai envie de lui parler de Paris, de ses nanas, de ses mecs, de ses tentations, de mes peurs. J’ai à la fois envie de lui poser tant de questions et peur de le faire.
Mais ses bisous dans le cou et la caresse de sa barbe sur ma peau ont le pouvoir de m’apaiser peu à peu. Je sens sa présence, je sens son amour, c’est si fort, que je me dis que c’est si spécial ce qu’il y a entre nous que ça résistera à la distance.
Et pourtant, j'éclate une nouvelle fois en sanglots. C’est nerveux, incontrôlable. Jérém me serre très fort dans ses bras, il fait tout ce qu’il peut pour me rassurer.
« Ne pleure pas, ourson, ça me rend triste aussi. Tu sais, je ne pars pas à la guerre ».
« Ne m’oublie pas, Jérém… » je lui lance en pleurant. Une poignée de mots qui résument parfaitement toutes mes peurs et ma tristesse.
« Je ne pourrais pas ».
Le ciel se couvre à nouveau, la couleur grise revient en force avec son côté à la fois mélancolique et romantique.
« Pourquoi tu ne m’as pas redemandé la chemise que tu m’as donné un jour, après une révision ? » j’ai soudainement envie de lui demander.
« Pour te laisser un souvenir de moi ».
Nous restons assis, enlacés, sur la butte au cœur du cirque en pierre, le vent frais sur la peau, pendant un bon moment. Ses bras chauds et son torse chaud m’enveloppent, comme le cirque nous enveloppe. Il n’y a que dans ses bras que je trouve un apaisement à ma tristesse.
Quelques gouttes commencent à tomber, et nous obligent à repartir. Sans cela, je crois que nous aurions pu rester là, sur la butte, enlacés, à tout jamais.
Avant de reprendre la descente, nous nous faisons un dernier câlin front contre front, nez contre nez, les mains enserrées autour du visage l’un de l’autre, nous nous échangeons des bisous pleins de fougue, comme rageurs, parce que volés au temps qui bientôt nous empêchera d’en échanger d’autres.
En descendant, nous marchons côte à côte, en échangeant des regards complices, des petits sourires émus. Et dans son regard, je lis son amour.
Au village, nous prenons des sandwichs pour calmer notre faim.
« Pour le Pont d’Espagne, c’est raté aujourd’hui » fait mon bobrun en regardant la pluie tomber.
« C’est dommage ».
« On ira une autre fois » il annonce.
« Promis ? ».
« Promis ! ».
De retour au chalet, nous faisons l’amour, un amour doux, tendre, câlin. Nous savourons à fond ces derniers instants ensemble avant la fin de ce week-end magique, avant le saut vers l’inconnu qui nous attend dans quelques heures à peine.
Après l’amour, Jérém me regarde et me sourit. Son sourire est beau, adorable.
« Pourquoi tu souris ? ».
Pour toute réponse, il me fait un bisou.
« A quoi tu penses ? ».
« Tu es beau, Nico, et tu es vraiment un super mec ».
« Pourquoi tu dis ça ? ».
« Parce que tu as fini par m’apprivoiser ».
C’est beau ce qu’il vient de dire, et ça me touche.
« Ca n’a pas été une mince affaire ».
« Il y a un truc qui m’a touché chez toi depuis toujours » il enchaîne, alors que mes doigts se glissent presque tout seuls dans sa toison de mâle.
« C’est quoi ? ».
« Ce sont tes yeux ».
« Mes yeux ? ».
« Tu as de grands yeux dans lesquels on lit tout ce que tu ressens. Tu as un regard rêveur, comme celui d’un qui découvre le monde. C’est un regard un peu naïf, mais curieux, et qui se laisse émerveiller ».
« Un peu trop naïf, peut-être… ».
« Non, pas du tout. Tu es un gars timide et très sensible, tu es un gars à fleur de peau. Tu manques d’assurance, et ça te rend vraiment touchant ».
« Merci ».
Et alors que je n’ai pas encore totalement accusé le coup du bonheur apporté par ses mots, le bogoss enchaîne déjà :
« Et pourtant, tu m’impressionnes ».
« Moi… je t’impressionne ? T’as vu ça où, toi ? ».
« Si, je te promets. J’aime ton côté fonceur et ta façon de ne pas te laisser décourager par les difficultés. J’aimais bien quand tu essayais de me tenir tête ».
« Quand j’essayais de t’embrasser ? ».
« Oui, par exemple ».
« Et pourtant tu me jetais comme une merde ».
« Je sais, et pourtant j’aimais ».
« Si j’avais su… » je fais, sans pouvoir arrêter de caresser cette douce toison mâle sur ses pecs.
« Tu as l’air de quelqu’un de doux, de fragile » il continue « et pourtant, tu as du caractère, tu sais ce que tu veux et ce que tu ne veux pas. J’aime ton coté assumé ».
« Je ne m’assume pas tant que ça, il n’y a pas grand monde à qui j’ai dit que je suis homo ».
« Mais tu sais depuis longtemps que tu aimes les mecs et tu n’as jamais essayé de lutter pour être quelqu’un d’autre que toi-même. Franchement, je trouvais que tu étais courageux de supporter les moqueries au lycée ».
« J’en ai pas mal bavé ».
« Je sais. Mais j’ai toujours eu l’impression que même si tu en souffrais, tu acceptais qui tu étais ».
« Quand on a commencé à me traiter de pd, je ne savais même pas ce que c’était. Je crois que je me suis vraiment accepté le jour où je suis tombé amoureux. C’est là que je me suis dit : pourquoi je m’interdirais de vivre ça ? C’est tellement bon d’être amoureux. Ce jour-là, c’était le premier jour du lycée, dès que je t’ai vu ».
Pour toute réponse, le bogoss recommence à poser des bisous tout doux sur ma peau.
« On a tous besoin de quelqu’un à aimer, peut-être plus encore que de quelqu’un qui nous aime » je réalise soudainement à haute voix.
L’amour de l’autre nous dévoile à nous même. Le bonheur nous inspire.
« Parfois » continue le bobrun « quand tu passais au tableau ou que tu étais interrogé par un prof, quand je te voyais lutter contre ta timidité et contre les moqueries, j’avais envie de te prendre dans mes bras, de te rassurer, de te protéger ».
« Pourquoi tu ne l’as pas fait ? ».
« Pendant les cours ? » il se marre.
« Non, je veux dire, pourquoi tu n’es pas fait comprendre avant ce que tu ressentais vis-à-vis de moi ? ».
« Je ne voulais pas être gay ».
« Et moi, je ne fais pas trop gay ? » j’enchaîne, après un petit silence.
« Mais pas du tout. T’es un beau petit mec, très différent de l’idée que je me faisais des gays. Avant de te rencontrer, je pensais que tous les gays étaient très efféminés ».
« Il y en a qui le sont, et ils ont le droit d’exister eux aussi… ».
« Oui, c’est sûr, mais moi je ne kiffe pas. Toi tu es doux, timide, réservé, mais tu es quand même masculin. Et ça, j’ai vraiment kiffé. Pendant tout le lycée, j’avais envie de t’approcher. Toi, et personne d’autre ».
« Et pourtant, t’as couché avec d’autres mecs avant moi ».
« Ce sont des occasions qui se sont présentées sans que j’aille vraiment les chercher. Mais c’était toi que je kiffais. Depuis le premier jour du lycée ».
« Qu’est-ce qui t’a touché ce jour-là ? ».
« Ton regard. Tu m’as regardé comme si j’étais un dieu. Personne ne m’avait encore regardé de cette façon, même pas les nanas. Ton regard me manquait quand tu n’étais pas en cours. En fait, tu me manquais tout court » il enchaîne après un moment de silence.
« Toi aussi tu me manquais quand tu n’étais pas en cours » je me précipite de lui répondre, tout en le serrant très fort dans mes bras.
« Tu crois au destin ? » il me demande.
« Je crois, oui… ».
« Quand on s’est croisés dans la cour du lycée le premier jour, j’ai ressenti un truc bizarre, comme si on se connaissait depuis longtemps, depuis toujours, depuis une autre vie, comme si on avait été séparés et qu’un se retrouvait à nouveau, et qu’on se reconnaissait sur le champ ».
Je me suis souvent demandé ce que Jérém me trouvait, pourquoi il m’avait choisi, moi, pour ses révisions. Et je me suis aussi demandé ce qu’un gars comme Jérém pouvait bien ressentir vis-à-vis de ma façon d’être, de ma personnalité.
Désormais, je suis fixé. Et ça fait chaud au cœur. Je n’aurais jamais pensé qu’il me kiffait à ce point, qu’il me trouvait tant de qualités, qu’il appréciait tant de choses en moi, et qu’il avait tant de considération à mon égard. D’ailleurs, je n’imaginais même pas qu’on puisse me kiffer de cette façon, me trouver tant de qualités, et qu’on puisse avoir tant de considération à mon égard. Et surtout pas que je puisse toucher, impressionner un mec comme Jérém, un mec qui avait l’air de tout sauf de quelqu’un de facilement impressionnable.
Je n’aurais jamais pensé qu’il serait sensible à ma sensibilité, à ma timidité, à ma gaucherie, et qu’il me cernerait aussi bien. Et qu’il saurait l’exprimer, qu’il aurait le cran de le faire de façon si précise. Ce mec auparavant si fier et sûr de lui, si mystérieux, accepte désormais de s’ouvrir à moi. Jérém est un gars sensible et intelligent.
Je m’étais déjà senti apprécié dans le regard de Stéphane et, dans des proportions différentes, dans celui de Martin, celui de Julien et dans celui de Thibault. Mais cette fois-ci, la sensation est puissance mille car je me sens apprécié dans le regard bienveillant du gars que j’aime. Son regard me fait un bien fou. Et il m’émeut aux larmes.
Le regard de l’autre, lorsqu’il est bienveillant, et à fortiori lorsqu’il est amoureux, nous fait nous découvrir à nous-mêmes.
J’ai été ébloui par le Jérém « petit con hypersexy ». J’ai été attiré par son corps de dieu grec, par sa belle petite gueule à faire jouir d’urgence. J’ai été fasciné et comblé par sa sexualité débordante de jeune mâle. J’ai été intrigué par un bobrun ténébreux et mystérieux qui cachait des fêlures. J’ai été amoureux d’un gars dont le cœur m’était inaccessible. Et je suis désormais fou amoureux d’un petit mec touchant, un mec au grand cœur, un mec vraiment bien. Et je crois, j’en suis certain même, que je n’ai jamais été aussi amoureux de lui.
Après m’avoir ému avec ses mots, mon bobrun s’est une nouvelle fois donné à moi. Et, en dépit de ses mots sur la butte à Gavarnie, je sais qu’il a pris du plaisir. Quant à moi, j’étais moins stressé, car je possédais désormais quelques repères. Et ça a été juste délirant.
Puis, ça a été à mon tour de me donner à lui une nouvelle fois. J’en avais envie, et mon bobrun a pris son temps. Nous avons chacun joui deux fois, une première en se donnant à l’autre, une deuxième en faisant l’amour à l’autre.
Et c’était divinement bon à chaque fois. Pendant l’amour, il n’y avait plus d’actif, plus de passif, juste deux corps qui se donnaient du plaisir, un plaisir qui passerait presque au second plan par rapport à cette communion des esprits et de l’amour qui est le plus intense des bonheurs.
On aurait pu attendre le soir pour refaire l’amour, mais on en avait tous les deux très envie. Et au fond de moi, quelque chose me disait qu’il ne fallait pas attendre et qu’il fallait profiter tant qu’il en était encore temps.
Il est 14h55 lorsque nous débarquons chez Charlène pour lui annoncer le départ de Jérém et pour revoir les chevaux une dernière fois. Je le sais, car j’ai regardé mon portable en arrivant au centre équestre pour vérifier s’il y avait du réseau. Je voulais appeler maman pour lui annoncer mon retour le lendemain. Mais il n’y a pas de réseau.
La pluie tombe drue, il fait froid. Il y a de la lumière dans la cuisine, on tape à la porte. Un instant plus tard, Charlène vient nous ouvrir. Mais ce n’est pas la Charlène rigolote et souriante qu’on connaît. La Charlène qui se présente à nous a les yeux hagards, le teint blanc comme un chiffon. Elle a la tête complètement déconfite, on dirait qu’elle vient de voir un fantôme.
« Qu’est-ce qui se passe ? » la questionne Jérém.
« Vous ne savez pas ? ».
« De quoi, on ne sait pas ? ».
« De ce qui se passe… ».
« Dis-nous ce qu’il y a, tu nous fais peur, là ».
« Un avion de ligne a percuté une tour ».
« Où ça ? ».
« A New York ».
« Mais comment ça, un avion percuté une tour ? Comment c’est possible ? » fait Jérém, incrédule.
« Venez regarder la télé ».
On se souvient tous ce qu’on faisait et avec qui on était en ce 11 septembre 2001, lorsqu’on a appris que les Etats-Unis étaient attaqués. Moi j’étais à Campan, avec mon Jérém et Charlène.
Les images qui se présentent à mes yeux sont incroyables. L’une des Twin Towers est en feu, une épaisse fumée noire s’échappe de plusieurs étages et assombrit le ciel bleu.
« Ca s’est produit il y a quelques minutes » nous explique Charlène « un avion de ligne s’est encastré dans la tour. Les programmes viennent d’être interrompus, sur toutes les chaînes on ne parle que de ça ».
« Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Comment c’est possible ? » je tente de comprendre l’incompréhensible.
« Au départ ils ont parlé d’un départ de feu, puis d’un accident ».
Charlène vient tout juste de terminer sa phrase, lorsque nous entendons l’animateur prononcer les mots « détournement d’avion », « attentat terroriste », « kamikaze islamiste ».
« Non, pas ça… » fait Charlène, horrifiée.
L’inconcevable prend forme dans nos oreilles et dans nos têtes. Et l’incrédulité cède soudainement la place à la sidération, à un profond sentiment de malaise, d’écœurement, à une souffrance qui est un mélange d’horreur, d’injustice, d’impuissance.
Cette catastrophe se passe à des milliers de kilomètres de moi et pourtant je la sens si proche, je la sens dans mes tripes. Et c’est la même chose pour Charlène et pour Jérém. On est tous scotchés à la télé, sciés, abasourdis, anéantis. La main de Jérém cherche la mienne, nos doigts s’entrelacent, les yeux toujours rivés sur l’écran.
Ma raison bugge face à ce drame qui la dépasse. Elle ne peut pas supporter tant d’horreur, alors elle se livre au déni. Je me dis que ce n’est pas possible, qu’on est en train de regarder un mauvais film catastrophe. Ou qu’on est les victimes d’un canular médiatique. Comme celui d’Orson Welles il y a 60 ans.
Et alors que je tente de me persuader que d’ici peu l’animateur du flash info va vendre la mèche et que le cauchemar va prendre fin, un deuxième avion surgi de nulle part traverse le ciel comme un éclair et va s’encastrer dans la deuxième tour, après l’avoir percutée de plein fouet, avec une violence inouïe. Une boule de feu et de fumée se dégage instantanément, comme une image de l’enfer. Chantal pousse un cri d’horreur.
« Mais il y a des gens là-dedans ! ».
Non, le cauchemar ne va pas prendre fin de sitôt, il n’en est qu’à son début.
Soudain, des couplets entendus à la radio le matin même remontent à ma conscience, résonnent dans mes oreilles et font se dresser tous les poils de mon corps :

Il se passe quelque chose à Monopolis
Quand le soleil se couche, tout l'Occident a peur

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